Sur la lucidité
Être lucide, est-ce être malade ?
Au début de printemps, je suis tombé sur une interview de Salomé Saqué, où la journaliste soutenait une thèse très intéressante. En substance, l’autrice soutenait que l’écoanxiété porte très mal son nom en ce que ce n’est, en aucun cas, une pathologie. Cette anxiété ne serait en réalité que la manifestation de notre lucidité face à l’état de notre planète.
Plusieurs questions me venaient alors :
Qu’est-ce que la lucidité ?
L’écoanxiété est-elle bien, comme Salomé Saqué l’affirme, une forme de lucidité ?
Et si ce qu’on appelle lucidité, ne serait pas en réalité une pathologie ?
Et enfin, que serait une heuristique de la lucidité ?
Je conviens que l’enchaînement logique de ces questionnements ne saute pas aux yeux, mais laissez-moi déplier ma pensée et éclaircir tout cela.
Qu’est-ce que la lucidité ?
Être lucide, c’est éclairer, apporter de la lumière, rendre intelligible le monde et dissiper tous les mystères. C’est la capacité à rendre compte, à expliquer avec clarté le monde. Quand je pense à ce concept de lucidité, je pense immédiatement à Camus et particulièrement au début du Mythe de Sisyphe :
Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.
La lucidité de Camus, c’est à la fois celle du constat de l’absence total de sens dans l’existence humaine — qui mène donc inéluctablement à l’absurde et donc à la question du suicide — mais de manière plus éminente, c’est la lucidité du poète qui cherche à aller au-delà de l’absurde, le poète qui pour sortir de l’aporie, nous dit pour clore ce magnifique ouvrage :
Il faut imaginer Sisyphe heureux.
Je ne sais pas si la littérature compte plus belles phrases que ces deux-là. La lucidité qui ordonne de faire appel à notre puissance créatrice pour donner du sens à ce qui, en profondeur, en est totalement dénué, c’est là le génie camusien.
Nous ne sommes pas dans la lucidité froide, scientifique, calculatrice et probabiliste qui nous force à nous projeter dans le pire des futurs possibles, un futur prospectif et éco-anxieux. Non, la lucidité de Camus nous nimbe d’une lumière chaude et rassurante, d’un espoir qui nous dit que si tout est permis, alors rien n’est impossible, ni le pire, certes, mais ni le meilleur, et qu’il nous est absolument et inconditionnellement encore permis de croire, de rêver, de penser un monde meilleur. La lucidité à un prix, et comme Sisyphe, cette lucidité nous condamne peut-être à pousser jusqu’à la fin de notre vie (nous ne partageons pas sa malédiction de la vie éternelle), notre rocher et sommes sans doute condamné à voir inlassablement l’histoire se répéter, le rocher, dévaler la pente, et charge à nous d’y retourner encore une fois.
La lucidité va donc au-delà du constat, de la factualisation scientifique et prospective qui marque l’arrêt, trace un trait et assène la sentence de la destruction de la planète et de l’humanité. Ainsi, nous pouvons nous demander si, avoir peur de l’avenir, en raison du dérèglement climatique et de l'anthropocène, de la dégradation de notre planète et des conditions de vie qui en dépendent ; est-ce là une attitude lucide ? Peut-on dire que cela apporte de la lumière, de diffuser de l'angoisse et de se projeter dans le pire scenario possible ?
Cette lucidité-là, n’est-elle pas la manifestation d’une heuristique de la peur, où, dans le doute, il faudrait prévoir le pire ? Cette lucidité-là donc, ne serait-elle pas une forme de pathologie, à tout le moins la manifestation de nos peurs profondes, leurs projections sur ce que nous nommons le réel. C’est une lucidité qui se veut rationnelle, qui ne veut pas se bercer d’illusion, qui ne peut plus croire, que des jours meilleurs, des lendemains qui chantent nous attendent et que si l’on ne met pas un coup d’arrêt ferme et brutal à la fuite en avant techno / progresso / capitalisto / écocidaire dans laquelle nous sommes engagés depuis des siècles, alors, nous courrons à notre perte, à la catastrophe et chaque nouveau flash info semble bel et bien nous indiquer que les cavaliers de l’apocalypse sont sur nos talons.
Mais à vouloir prévenir la catastrophe, ne prendrions-nous pas le risque de la précipiter ? Essayez de mettre un coup de frein à main sur un bolide lancé à pleine vitesse et appréciez le spectacle.
Que serait dès lors une heuristique de la lucidité ? Un cheminement dans l’existence qui ne chercherait ni le mal, ni le bien, qui accepterait la téléonomie du projet sans aucun jugement de valeur, sans aucune prescription finaliste. Porter la lumière en soi et pour soi, dans un mouvement métaphysique immanent. Dans cette perspective téléonomique, nous voilà retournant à Sisyphe et Camus, à l’appel à l’imaginaire et à la puissance créatrice, qui, plus qu’un refuge, doit nous guider dans notre agir. Créer du nouveau, créer du sens, porter en soi non pas un projet, mais la réalisation, la ré-actualisation continuée du projet.
Tout est bien qui finit bien. Résoudre l'équation et renverser x : tout ce qui finit, est.
Ma conscience de la finitude du monde est un moyen de me rendre vivant. Certains veulent participer activement à sa destruction, d'autre résister à l'entropie, au chaos et au désordre. Les lois de la thermodynamique sont pourtant universelles et lutter contre, n'est-ce pas à cet endroit qu’émerge la pathologie, l’hubris, la démesure de l’homme qui veut se croire si puissant qu’il pourrait inverser le cours du temps, modeler la fabrique de l’univers et incarner la volonté divine et le bien absolu ?
Accepter de participer de fait à la dégradation perpétuelle de ce monde, qui seule rend possible sa régénération, vivre sans chercher et ne jamais se croire investir de droit, est-ce là ma lucidité ?
La seule question qui reste, réside dans le niveau d’absurdité que nous sommes prêts à supporter, à nous imposer et à imposer au monde.


Et bien, merci pour ce texte.