Devenir libre
La liberté est-elle absence de contrainte ? #3
Dans les deux premiers articles de cette série, j’ai tenté de déplacer progressivement la question de la liberté.
Nous avons d’abord vu que la liberté ne pouvait se réduire à une simple absence de contrainte. Vivre librement, ce n’est pas vivre sans règles, mais dans un cadre qui rend possible l’action humaine, la responsabilité et le vivre-ensemble.
La liberté ne se déploie jamais dans le vide.
De la Liberté
Après avoir examiné la question du langage, j'aimerais continuer à questionner les grands thèmes de la philosophie, principalement ceux dont j’ai déjà pu parler ici dans mes notes et qui reviennent souvent dans les fils de discussions que je peux lire ici et là.
Puis, en examinant le rapport entre les libertés individuelles et la société, nous avons compris que la contrainte ne vient pas seulement de l’État ou de la loi. Elle peut aussi être diffuse, sociale, presque invisible : pression de l’opinion, normes implicites, peur du rejet. À ce stade, la liberté semblait déjà moins évidente qu’elle ne le paraissait au début.
La liberté des uns, celles des autres
La semaine dernière j’entamais ce cycle sur la liberté en posant la question de la contrainte. Il s’agit essentiellement de savoir si la liberté peut se définir uniquement de manière strictement négative, comme l’absence de tous les empêchements qui s’opposent à nos mouvements pour paraphraser
Mais une question demeure : suis-je réellement libre si ce que je crois est faux ?
Car si la liberté consiste uniquement à pouvoir penser et exprimer ce que l’on veut, alors elle ne distingue plus :
la connaissance de l’illusion,
la lucidité de l’erreur,
le vrai du probable ou du possible.
Or une liberté qui s’exercerait indifféremment dans le vrai comme dans le faux ne risque-t-elle pas de se retourner contre elle-même ?
C’est cette tension que je voudrais explorer dans ce dernier article.
Non plus seulement la liberté face à la contrainte, ni même la liberté face aux autres, mais la liberté face à la vérité.
Car peut-être faut-il accepter que la liberté n’est pas donnée, mais qu’elle s’arrache
au prix d’un effort,
d’une exigence,
et parfois même d’une contrainte intérieure.
La liberté à l’épreuve de la vérité
Mill nous a appris une chose essentielle : la liberté d’action et d’opinion ne peut exister qu’à l’intérieur d’un espace commun, déjà structuré, déjà limité, à l’intérieur duquel la spontanéité individuelle peut s’exprimer. Mais cette liberté reste toujours relative à la culture et à la société qui la rendent possible. Elle n’a rien d’absolu.
Et c’est précisément là que surgit la difficulté.
Si la liberté véritable réside dans cette région intime de la conscience et de la raison, alors une question devient impossible à éviter :
peut-on réellement penser librement en dehors de toute exigence de connaissance et de vérité ?
Nous avons déjà rencontré cette difficulté sous une autre forme, à travers la figure du tyran. Une vie livrée aux désirs, soumise aux passions, ne mérite pas le nom de liberté. Elle relève plutôt d’une forme d’asservissement intérieur. Le tyran n’est pas libre parce qu’il fait tout ce qu’il veut, mais précisément parce qu’il ne sait pas ce qu’il fait.
Ses actes ne procèdent pas de choix délibérés, mais d’élans aveugles.
Il semble alors que la liberté ne consiste ni à faire ce que l’on veut, ni même à faire ce qui nous est permis, mais à choisir en connaissance de cause, à agir en comprenant les raisons de nos actes.
C’est exactement ce que met en scène l’allégorie de la caverne de Platon. L’homme enchaîné qui prend les ombres pour la réalité n’est pas libre, même s’il est intérieurement convaincu de ce qu’il croit voir. Il est prisonnier de ses représentations. De la même manière, l’individu moderne, enfermé dans ses opinions et ses croyances non examinées, peut se croire libre tout en demeurant dans un état antérieur à toute véritable libération.
La liberté intérieure n’est pas une liberté si elle repose sur l’illusion. Se libérer, ce n’est pas seulement rompre des chaînes visibles ; c’est aussi — et peut-être surtout — sortir de l’ignorance.
La libération est à la fois matérielle et intellectuelle. Elle exige un usage actif de la raison, un rapport exigeant aux faits et une volonté de comprendre. À ce titre, la simple liberté d’opinion défendue par Mill apparaît insuffisante : elle peut donner l’illusion de la liberté, sans en garantir la réalité.
Être libre, c’est comprendre ce qui nous détermine
Mais aller plus loin suppose d’accepter une idée encore plus dérangeante : celle selon laquelle nous ne sommes jamais totalement maîtres des causes qui nous déterminent.
Spinoza l’a formulé avec une clarté radicale. Nous croyons être libres parce que nous avons conscience de nos désirs, mais nous ignorons les causes qui les produisent. Nos choix ne surgissent pas du néant. Ils s’inscrivent dans une chaîne de déterminations que nous ne maîtrisons qu’imparfaitement.
Reconnaître cela ne revient pourtant pas à nier la liberté. Bien au contraire. La liberté spinoziste n’est pas l’indifférence absolue, ni le libre arbitre entendu comme capacité de choisir sans raison. Elle consiste à comprendre ce qui nous détermine, afin d’agir de manière plus lucide, plus cohérente, plus responsable.
Plus je comprends les causes qui m’animent, plus je suis en mesure de guider mon action. La liberté devient alors une puissance de la raison, non une illusion de souveraineté.
Être libre, ce n’est pas échapper à toute nécessité, mais agir en connaissance de nécessité.
Nous sommes toujours libres de devenir autre
À l’autre extrémité du spectre philosophique, Sartre, dans l’Etre et le Néant, en 1943 pousse cette exigence jusqu’à sa forme la plus radicale. Pour lui, l’homme est libre parce qu’il n’est jamais réductible à ce qu’il est déjà. Il n’est jamais entièrement déterminé par son passé, son caractère ou sa situation.
Il se projette toujours au-delà de lui-même.
Mais cette liberté radicale est aussi une source d’angoisse. C’est pourquoi nous cherchons sans cesse à y échapper. C’est ce que Sartre appelle la mauvaise foi : ce mensonge que nous nous racontons pour croire que nous ne sommes pas responsables de ce que nous faisons, que nous sommes “comme ça”, figés dans une identité, condamnés à être ce que nous sommes.
Or être libre, c’est précisément refuser cette illusion. C’est reconnaître que nous ne sommes pas des objets inertes, mais des existences ouvertes, capables de recommencer, de se transformer, de choisir autrement.
La liberté n’est pas une donnée confortable ; elle est une tâche, une exigence, un risque.
Le mot de la fin – La liberté comme exigence
On peut désormais répondre plus clairement à la question qui a traversé cette série.
La liberté ne se réduit pas à l’absence de contrainte.
Certes, une liberté minimale suppose que nos besoins vitaux soient assurés, que notre survie ne nous absorbe pas entièrement. Elle suppose aussi un cadre social et politique qui rende l’action possible sans oppression manifeste. Mais cela ne suffit pas.
La liberté autorise autant qu’elle oblige.
Elle engage notre responsabilité envers les autres, puisqu’elle ne peut se déployer qu’au sein d’un monde commun. Mais elle engage aussi notre responsabilité envers nous-mêmes. Être libre, ce n’est pas seulement revendiquer des droits ; c’est accepter l’exigence de comprendre, de réfléchir, de répondre de ses choix.
Car une décision fondée sur des croyances non examinées, sur des opinions que l’on serait incapable de justifier, n’élargit pas notre liberté : elle la rétrécit. Elle nous enferme dans nos certitudes plutôt que de nous ouvrir un chemin propre.
La liberté véritable n’est jamais donnée une fois pour toutes. Elle se conquiert, à travers l’usage de la raison, l’effort de lucidité, mais surtout le courage d’assumer pleinement la responsabilité de son devenir.
Je vous souhaites à tous d’être libre, de trouver en vous le courage du devenir que vous méritez.
A bientôt,



