Parole et liberté
La pensée est-elle l'esclave de la langue ? #4
La semaine dernière, j’évoquais les risques que fait peser sur notre faculté de penser en autonomie, l’intelligence artificielle. J’y exposais notamment comment, de et par leurs conceptions, les IAs ne reproduisent qu’une certaine manière de voir le monde, qu’elles ne font que répliquer les idéologies dominantes, les discriminations et nos schémas internalisés de pensée.
Ultimement, en déléguant à la machine l’acte de formuler nos pensées, nous nous privons de l’effort nécessaire à l’entretien de nos fonctions cognitives pour entrer dans une forme de servitude volontaire à l’égard de la machine.
Mais je laissais une porte ouverte, en rappelant aussi que déjà nous pressentions ce péril lorsque l’écriture fut inventée, et que si nous arrivons à voir un tel danger se profiler à l’horizon des possibles, alors peut-être que nous n’avons pas totalement capitulé et que nous sommes déjà collectivement en train d’intégrer ces outils dans notre quotidien pour mieux les dépasser ensuite.
Aujourd’hui, je clos cette série d’articles sur le langage et vous propose de revenir sur ce lien intime entre la pensée et le discours, à cette unité originaire qu’exprimait déjà la Grèce antique dans un mot aussi dense que lumineux — le Logos.
Pour ceux qui nous rejoignent dans cette épopée du Logos, vous pouvez déjà lire les trois premiers articles de cette série qui arrive aujourd’hui à son terme :
J’aimerais donc finir cette série sur une touche d’optimisme en montrant comment le langage et la pensée finissent toujours par créer leur propre chemin pour accéder à la vérité.
Le Logos : parole, raison, vérité
Pour penser ce lien intime que nous entretenons avec la pensée et le discours qui nous permet de la formuler, revenons donc à la notion même de Logos dans la pensée grecque antique, et les conséquences de celle-ci sur l’ensemble de la philosophie occidentale.
En tant qu’unité englobante qui rassemble et recueille, dans un même concept, plusieurs significations, le Logos désigne la parole et le discours qui exprime la pensée, et la pensée rationnelle elle-même, que l’on identifie ultimement en philosophie au savoir et à la connaissance.
En ce que la pensée doit savoir rendre raison d’elle-même, se développe l’idée, chez Platon notamment, que la pensée, avant même d’être verbalisée et de prendre corps dans un discours, est un dialogue interne que nous entretenons avec nous-même :
“ un entretien de l’âme avec elle-même se produisant dedans de celle-ci”
Comme il l’écrit dans Le Sophiste. Par ailleurs, dans la pensée grecque, le Logos est intimement lié à la notion de vérité dans la mesure où la pensée rationnelle cherche le vrai et le discours dans le Logos cherche, quant à lui, à dire le vrai. La notion même de vérité ne peut donc se penser que dans son affirmation ou sa négation.
Car les phénomènes ne sont jamais vrais ou faux, ils sont tout simplement et il n’y a que le discours que nous faisons à leur sujet qui peut “être dans le vrai”. Le discours donc, bien que pris dans les filets de la langue, n’a de cesse que de vouloir accéder à la vérité, à trouver les mots les plus justes pour expliquer les phénomènes.
L’étymologie même de la vérité, Aletheïa, vient de surcroît, par ce dévoilement, cette sortie de l’oubli et du néant immémorial qu’elle suppose, faire de la possibilité de mentir, de dissimuler et de manipuler la vérité, à l’instar des muses et des oracles qui ne dévoilent pas toujours tout le vrai, ou de manière volontairement confuse et oblique, une caractéristique fondamentale du langage.
Affirmer quelque chose, c’est donc toujours prendre le risque de se tromper ; et croire la parole de l’autre, c’est toujours être sujet au danger d’être dupé. À ce titre, et si la philosophie se développe originairement, c’est peut-être bien pour venir aider l’homme à persévérer dans sa recherche de la vérité.
La vérité en partage
La philosophie aristotélicienne, particulièrement, fait de cette recherche exigeante de la vérité, de cette volonté de dépasser les seules apparences, croyances et opinions, le principe moteur de la recherche philosophique et du déploiement de la pensée. Et cette vertu de sagesse qu’est la philosophie, implique nécessairement la transmission de ce savoir et donc d’exposition discursive des connaissances et des théories pour attester de leur fiabilité et de leur rationalité.
Disposer d’une science, effectivement, c’est pouvoir l’expliquer, le “signe de la science” écrivait Aristote dans la Métaphysique c’est bien “de pouvoir l’enseigner”.
En conséquence, l’examen contradictoire de toute énonciation, rendu possible par son exposition discursive, la confrontation des preuves et des points de vue, lorsqu’elle est réalisée avec honnêteté et intégrité, permet bien à l’homme qui recherche le savoir, de se rapprocher de vérités qui ne sont pas justes communément admises, mais éprouvées et donc tenues pour vraies, en connaissances de causes.
Délivrance
La recherche de la vérité par le dialogue interne de l’âme ou le discours philosophique est une libération qui passe donc nécessairement par la maîtrise de la langue, et nous pouvons trouver une confirmation de cette idée d’une parole libératrice et émancipatrice, dans la psychanalyse freudienne.
Celle-ci consiste à opérer un décalage linguistique, en faisant un pas de côté par rapport au langage habituel, pour arriver à faire émerger à notre conscience notre vérité personnelle. Ce dialogue interne qui se verbalise et devient essentiellement un dialogue avec soi, est un moyen de dévoiler ce qui demeure obscurci par notre inconscient, nos résistances psychiques et le refoulement consécutif à l’enfouissement de nos désirs.
Le principe de la psychanalyse consiste effectivement à laisser le sujet s’exprimer librement, à se libérer progressivement par la parole, de la censure, des injonctions sociales et éducatives, qui emmurent le Moi dans ses traumas et réduit au silence toute possibilité d’individuation du sujet.
À ce titre, la psychanalyse peut être vue comme une philosophie pour soi, pour soigner son âme et accepter son individuation et toutes ces pensées qui le caractérisent comme une personne unique et singulière. La fonction libératrice de la parole, l’abréaction, c’est-à-dire :
la “décharge émotionnelle par laquelle un sujet se décharge de l’affect”1
permet à celui qui ose faire preuve du courage nécessaire pour aller au-delà de lui-même, au-delà des idées préconçues et des normes que les injonctions sociales lui imposent, de trouver, dans sa propre langue, sa voie pour cheminer dans l’existence et élaborer une pensée libre, en toute autonomie et indépendance.

De l’hospitalité langagière
Nous pourrions considérer, en dernière analyse, que dans leurs fonction première de communication — et en dépit de toutes les limites et de tous les dangers inhérents à la normativité et à la relativité linguistique — les langues, aussi multiples et diverses soient elles, permettent toujours de dépasser toutes les incompréhensions et d’établir une communication profonde et sincère entre les peuples.
Le fait linguistique, et le fait que de tout temps l’activité humaine, le commerce et les voyages, amenèrent l’homme à aller à la rencontre d’autres cultures, impose la traduction et la possibilité d’apprendre d’autres langues comme une caractéristique essentielle de la faculté universelle de langage.
On ne peut pas ignorer l’importance du rôle de traducteur dans la communication entre les peuples et comment ce travail de traduction et d’apprentissage d’autres langues a toujours permis à l’homme d’adopter de nouveaux points de vue, de prendre de la distance vis-à-vis de son propre référentiel linguistique, et l’enrichissement culturel qui procède de cette translation des idées d’un système linguistique à un autre.
La traduction offre ce pont interculturel et permet ainsi de penser le monde dans différentes langues. Paul Ricœur, dans son recueil Sur la traduction, paru en 2004, use de l’expression “d’hospitalité langagière” pour offrir un nouveau regard sur le travail de traduction, qu’il conçoit comme :
le plaisir d’habiter la langue de l’autre, de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger
Cette nouvelle perspective pose sur le dialogue entre les cultures un regard bienveillant, permettant à deux étrangers d’œuvrer conjointement et dans la confiance vers plus de compréhension et d’acceptation de l’altérité.
C’est effectivement dans ce mouvement d’ouverture sur le monde que se confirme encore le fait que la langue permet toujours un dépassement du cadre d’élaboration de la pensée. Parce que la traduction n’a ultimement pas d’autre but que de dire la même chose, mais autrement, de ne pas chercher l’identique, mais l’adéquat, elle œuvre en toute humilité pour comprendre et se faire comprendre et dépasse ainsi les limites d’un déterminisme linguistique insensible à cette possibilité d’embrasser profondément une autre vision du monde.
Le mot de la fin
Pour terminer cette série, j’aimerais dire que si la pensée se construit nécessairement dans une structure langagière prédéterminée, elle n’est nullement condamnée à rester assujettie aux influences culturelles dont la langue se fait le vecteur. Inéluctablement, la langue, en tant que moyen de communication au sein d’un peuple, tend à développer un vocabulaire commun qui laisse peu de place à toutes les pensées qui se situeraient en dehors de la norme.
Mais, en dépit de tous les risques que cette normalisation de la langue peut faire peser sur notre faculté de faire librement usage de notre raison, et en dépit encore de tous les cas extrêmes où la langue devient un instrument d’asservissement idéologique, on ne peut pas pour autant conclure qu’elle est de nature à subjuguer les esprits à la pensée dominante au sein d’une culture.
Car si nous pouvons considérer que la nature humaine tend à vouloir posséder, dominer et subjuguer, nous devons aussi reconnaître que l’homme, en tant qu’animal social doué de langage et de raison, ressent le triple besoin de comprendre le monde, d’accéder à une meilleure connaissance de lui-même et de se faire comprendre de l’autre à son tour.
De fait, la réalisation de ces besoins passe invariablement par la maîtrise de la langue et c’est parce que le fait linguistique est universel, mais multiple et donc singulier, que l’homme peut toujours trouver le moyen pour transcender le cadre d’élaboration de sa propre pensée, tant par la découverte de sa vérité personnelle que par la construction de ponts entre les hommes et les cultures.
En définitive, c’est bien par l’appropriation et la maîtrise de la langue que l’homme peut s’émanciper des structures langagières qui forment sa pensée.
J’espère que cette série sur le langage vous a plu, qu’elle vous permet peut-être d’être plus conscient de la puissance du verbe et de l’importance, aujourd’hui plus que jamais, de cultiver notre langage, de créer des mots nouveaux, de chérir les mots doux, de ne pas taire les mots qui font mal mais de toujours œuvrer pour trouver le mot juste.
Je vous laisse avec la sublime Rosalía, qui dans son dernier album Lux incarne si bien cette hospitalité langagière ; elle y chante en pas moins de 15 langues !
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De la Liberté
Après avoir examiné la question du langage, j'aimerais continuer à questionner les grands thèmes de la philosophie, principalement ceux dont j’ai déjà pu parler ici dans mes notes et qui reviennent souvent dans les fils de discussions que je peux lire ici et là.
(Cf. “Abréaction”, Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis, PUF, 1967)





